Jean Pierre Raynaud et le pot de fleurs

Libération
Samedi 4 et dimanche 5 août 2007 week-end
XXIe siècle rencontre


"Le pot de fleurs est une forme que j'ai toujours réussi à faire vivre"

Des pots (de fleurs), des drapeaux et des pots... de peinture. Depuis ses débuts artistiques en 1962, Jean-Pierre Raynaud n'a jamais abandonné cette forme et figure du pot de fleurs. De 1998 a 2007, après différentes séries d'œuvres, dont tes Psycho-objets ou ses fameux travaux réalisés en céramique blanche, l'artiste s'attaque aux drapeaux.Depuis un mois, il s'est lancé dans une nouvelle aventure en se tournant cette fois vers des pots de peinture. Entièrement inédites, ces œuvres toutes fraîches n'ont encore jamais été montrées ni même reproduites.


Jean Pierre Raynaud accomplit un jour de 1962 un "geste radical" et salvateur en remplissant un pot de fleurs avec du ciment. Cet ancien horticulteur aura marqué par son appropriation du pot de terre un objet qu'il conçoit surdimensionné et coloré. Son vocabulaire plastique, violent et personnel. Ie hisse parmi les incontournables de la scène artistique contemporaine.

Comment le pot de fleur est-il arrive dans votre travail?

Je suis entre en art en 1962 et Ie pot de fleurs est mon premier geste artistique. Je n'en avais d'ailleurs pas conscience puisqu'il relevait plutôt d'une pulsion autobiographique, et même psychanalytique. J'étais jeune, j'avais 22 ans et c'était juste après la guerre d'Algérie. J'avais auparavant fait des études d'hortieulture et ma vocation était de faire des jardins et de cultiver des plantes. Je venais de finir vingt-huit mois de service militaire. Je n'étais pas parti en Algérie parce que j'étais soutien de famille, mais j'avais passé tout ce temps dans différentes gamisons et j'en étais revenu complètement détruit, abîmé. Je suis resté un an alité, dans un état de dépression lourde. Ma mère m'apportait à manger dans mon lit et je pensais vraiment que jusqu'à la fin de mes jours, je serais quelqu'un qui ne voudrait pas vivre Ie monde extérieur. Et puis un jour, étonnamment je me suis levé. Nous habitions Colombes, en banlieue parisienne, dans un petit immeuble. Je suis descendu dans Ie garage, poussé par je-ne-sais-quoi, l'instinct de survie sans doute. J'avais besoin de m'exprimer. Dans un coin j'ai trouvé des pots de fleurs, un sac de ciment, de la peinture rouge. J'ai mis le ciment dans Ie pot et, avant même qu'il ne soit sec j'ai pris la peinture avec mes mains et j'ai tout barbouillé comme dans une sorte d'acte premier, presque primitif. Je me suis retrouvé avec une espèce d'objet non identifié. Ce geste m'a sauvé.



1000 pots bétonnés pour une serre ancienne,
1986 commande du FRAC Bretagne (Fonds régional d’art contemporain)



Depuis vous avez toujours continué à faire des pots...

Quelques mois après avoir fait le premier, j'ai eu la chance de rencontrer la directrice de la galerie J. [Janine Goldschmidt, ndlr] — installée rue Montfaucon dans le VIe arrondissement de Paris. C'était la galerie du Nouveau Réalisme — , puis un critique, Pierre Restany. L'un et l'autre m'ont encouragé à poursuivre ce qu'ils qualifiaient de geste artistique plutôt que de geste de sculpteur. J'ai accepté l'idée que mes œuvres étaient des objets d'art et de la, poussé par eux, j'ai compris que j'étais un artiste. Ce geste m'accompagne encore aujourd'hui. II y a eu des variations mais la forme n'a pas changé. Plus précisement. je dirais que cela fait quarante-cinq ans que je suis fidèle à une forme qui, vu ma formation d'horticulteur, n'était au départ pas anodine mais qui en même temps n'avait pas de connotation particulière. Je ne sais pas pourquoi je continue après autant d'années. Peut-être parce que c'est comme dans un couple, quand on est bien, pourquoi changer ? Quoi qu'il en soit, cette forme ne m'a jamais déçu et je ne m'en suis jamais lassé. J'ai toujours réussi à la faire vivre de différentes façons, je l'ai agrandie pour la mettre à l'échelle urbaine : mon plus grand pot fait 6 mètres de hauteur et est installé sur la plage de Busan, en Corée du Sud ; un autre de 5 mètres se trouve à Tokyo. A l'inverse, le plus petit fait 3 centimètres.
Un peu comme un enfant qui rêve sa vie à travers cette forme, j'ai toujours pensé que je resterais toute ma vie dans une relation de proximité avec ce pot de fleurs. Mais si j'y suis toujours reste attaché, je me suis aussi très vite ouvert au monde, dès mes rencontres avec Pierre Bestany, Yves Klein et d'autres personnalités du milieu de l'art; et je me suis mis à faire ces recherches, avec différents matériaux et objets, qui ont donné lieu à mes Psycho-objets. A partir de là, je suis réellement devenu un artiste qui s'expérimentait à travers les galeries, les musées.

Et pourquoi, pendant très longtemps, n'avez-vous fait que des pots rouges ?

Je suis effectivement reste très longtemps fidèle au rouge, un rouge pompier très offensif, très agressif même, qui est du reste celui des voitures de pompiers. Pendant trente-cinq ans je n'ai utilisé que cette couleur. Sur des pots de tailles différentes pour rencontrer l'architecture, ou à l'inverse, pour s'inscrire dans un univers plus intimiste. Mais ils étaient toujours du même rouge. J'ai ensuite éprouvé le besoin de me lâcher et j'ai tenté 1'expérience d'un pot noir, puis, en 1980, d'un autre pot recouvert de feuilles d'or, comme celui qui est devant le Centre Pompidou. En continuant d'être fidèle à la forme, je l'ai parée d'autres tonalités. Aujourd'hui, toutes les couleurs sont possibles.

Le pot doré de Jean-Pierre Raynaud sur le parvis de Beaubourg à Paris

FIAC 2003 - Paris

Vous venez même de faire des pots fluo...

J'avais déjà fait cette expérience en 1990-1991 pour une exposition sur la fluorescence au musée de Vence. Cela m'intéressait beaucoup parce que les couleurs fluo ne sont pas comme les autres, elles prennent les yeux mais aussi le mental.
Mais malheureusement je n'étais à l'époque pas très au point techniquement et j'ai finalement détruit ces pots. Depuis quelques mois, j'avais envie de reessayer. J'ai fait des recherches auprès de gens très compétents dans ce domaine et je suis arrivé à ces quatre couleurs : un rose, un jaune, un orange et un vert d'eau. Evidemment, elles paraissent étonnantes dans mon travail, mais correspondent aux couleurs qu'on trouve dans d'autres séries d'œuvres de ces dernières années qui, à défaut d'être fluo, sont très vives et donc très approchantes.

Parallèlement au pot, il y a eu également le drapeau...

Après avoir détruit ma maison en carrelage de La Celle-Saint-Cloud en 1993, je suis resté cinq ans à mariner. En 1998, j'ai décidé de travailler sur le drapeau, qui est un signe international intéressant dans l'époque actuelle, une époque très absorbée par la communication. J'ai toujours travaillé sur les signaux : dans mes tout premiers objets, en dehors du pot, il y avait les sens interdits que je récupérais dans les décharges, et le sens interdit est un signal très fort. Avec les drapeaux, je faisais un geste très simple puisque je prenais de vrais drapeaux que j'achetais dans une fabrique spéciale. Je me eontentais ensuite de les tendre sur des chassis, comme un peintre tend sa toile, mais surtout sans autre intervention de ma part, ce qui a pas mal perturbe les gens. Mais j'aime bousculer les choses. Les artistes que je trouve intéressants sont des artistes qui bougent. II suffit de regarder Matisse, ne serait-ce qu'avec ses papiers découpés à la fin de sa vie. Etre un artiste, c'est prendre des risques.

Le fait de travailler avec des drapeaux n'a jamais été un geste politique ?

Non, jamais. Le drapeau est un objet du domaine politique que j'ai en quelque sorte kidnappé pour le faire entrer dans le domaine de l'art. J'estime qu'il n'appartient pas seulement au politique mais que c'est aussi un objet plastique. Mon sujet est là, dans le fait de déplacer l'objet, de me l'octroyer en laissant sa pensée aux politiques ; de rester très économe sur le geste, c'est-à-dire ne pas le salir — dans tous les sens du terme — , ne pas jouer avec, ne pas y ajouter d'anecdotes, mais remettre à plat de la façon la plus simple possible cet objet du réel. J'ai retrouvé là le côté enfantin de la fraicheur du signe. Et c'est précisément parce que je n'ai pas donné de dimension politique à ce geste que j'ai pu employer tous les drapeaux: aussi bien ceux des dictatures que ceux des démocraties. C'est ce qui m'a permis, à Cuba, de rencontrer Fidel Castro et de lui offrir le drapeau cubain, autrement dit son propre drapeau, pour le mettre au palais de la Révolution. Ce n'était pas acquis d'avance, il a fallu que j'explique ma démarche qui a évidemment fait beaucoup de bruit. Et cela n'a été possible que parce qu'il s'agissait d'un acte artistique.


Pour l’exposition au S.M.A.K. il a rassemblé tous les drapeaux avec trois bandes verticales,
la Belgique, la France, l’Italie, la Roumanie, le Tchad, le Mali,
le Guatemala, le Pérou, la Guinée, l’Irlande, le Nigeria et la Côte d’Ivoire.
Pourtant Raynaud ne donne jamais le nom du pays à ses oeuvres, elles sont réduites à une composition abstraite
de couleurs, apparentées à Hard Edge ou au Colour Field Painting.
Au moyen du projet « drapeau », Raynaud veut mettre à nu ce qui est sériel, et rendre leur liberté aux couleurs,
elles deviennent uniquement des compositions autonomes de couleur.
Il offre aux chefs d’Etat un drapeau Raynaud bien tendu.
Ainsi le drapeau cubain a-t-il été remis à Fidel Castro lors d’une cérémonie,
et ce projet a été couronné à la Biennale de La Havane (hiver 2000).
Outre les 12 toiles, le S.M.A.K. présente aussi Sens Interdit de 1962, une des premières oeuvres de Raynaud.

Stedelijk Museum Voor Actuelke Kunst. Gent Belgique. 2001

Vous en avez récemment terminé avec les drapeaux. Pourquoi ?

A l'exception du pot, qui m'accompagnera jusqu'à ma mort, j'ai toujours procédé par séries. Quand j'en commence une, je vais jusqu'au bout avant de, à un moment donné, passer à autre chose. La sérialité est un mot qui a du sens pour moi.J'ai ainsi travaillé avec les drapeaux pendant neuf ans avant d'arrêter il y a deux mois. Comme à chaque fois, j'ai pris cette décision un matin au réveil. C'est très subjectif parce que je ne me mets pas à chercher. De toute facon, un artiste ne cherche pas car quand il cherche, il ne trouve pas. Cest quelqifun qui doit naturellement, et en dehors de la souffrance que cela peut procurer, trouver sa solution.

Là, quelque chose s'est tout de suite imposé à moi, ce qui me donne un immense plaisir puisque dans Ie fond, je me mets à faire de la peinture .Alors évidemment, on pent éclater de rire et se dire : «Il ne se tient pas, Raynaud, ce n'est pas possible à son âge, pourquoi fait-il une chose pareille, se mettre à la peinture à 68 ans ? » Mais j'ai le sens du ridicule et je ne suis pas allé acheter des pinceaux, de la toile et des couleurs. Non, j'ai rencontré quelque chose qui me ressemble. J'achète des pots de peinture et je les montre. Pour moi, les pots les peinture sont de la peinture, je n'ai donc pas besoin de pinceaux. Au fond, je fais de la peinture avec des pots de peinture sans peindre. Ce qui pour moi est le plus important, c'est que ces pots sont vides. Ce sont des pots blancs avec, comme pour tous les pots de peinture, des couvercles qui ont la couleur censée être dans Ie pot. Cela me suffit puisque c'est totalement mental, conceptuel : comme ce sont les pots qui comptent, je n'ai pas besoin qu'il y ait de la peinture dedans.

Qu'en est-il de ce début d'une série d'œuvres érotiques que vous avez exposées à la galerie Jean-Gabriel Mitterrand en mai dernier ?

Il m'est apparu évident que les pots de peinture correspondaient à la direction dans laquelle j'avais, aujourd'hui envie d'aller. J'ai décidé de ne pas poursuivre la série érotique, du moins pas pour l'instant. J'ai compris qu'avec ces pots, j'avais une voie plus riche à approfondir, que j'étais la en face de quelque chose que je m'étais toujours interdit de faire : ce rapport à la peinture. Mettre un rouge à côté d'un jaune est quelque chose que je peux m'offrir aujourd'hui. Quand j'ai pris conscience que j'allais pouvoir me poser de vrais problèmes de peinture, je n'ai pas pu résister. Bien que la peinture ne soit plus au centre du débat artistique, elle reste un élément majeur de la pensée artistique. On a été nourris à la peinture et à la sculpture et, qu'on Ie veuille ou non, il y a là un humus et un terreau extrêmement fort.

Jean-Pierre Raynaud Peinture 2007 Galerie Patrice Trigano

Vous avez pris cette décision de manière très rapide...

II faut être tres réactif parce que s'engager dans une direction peut être très grave : on peut non seulement mettre beaucoup de temps à comprendre que ce n'est pas la bonne voie, mais on risque aussi de se masquer cette erreur. II faut done réagir vite. Je crois qu'un artiste est quelqu'un qui prend des décisions toutes les secondes, à tord ou à raison d'ailleurs. Nous sommes confrontés, comme les pilotes de formule 1, à un problème de rapidité. Et moins on se trompe, moins on a d'accidents. Je ne tergiverse pas et je fais seul mes choix, ce n'est pas quelque chose que je peux partager. Quitte à me tromper et quel que soit Ie prix que cela me coûte sur tous les plans. Dans ce genre de situation, ma méthode de travail, qui consiste à beaucoup détruire, m'aide. J'ai ainsi fait disparaître les poupées X sur lesquelles j'avais commencé à travailler. Lc point positif est qu'elles m'ont permis d'arriver à cette nouvelle série. Et la conclusion que j'en tire est que, sans ces poupées, Je ne me serais pas autorisé à faire ce travail sur la peinture.

recueilli par HENRI-FRANçoiS DEBAILLEUX